Le livre de Sophie de Mijolla nous intéresse à plus d’un titre. Son actualité pourrait en faire un best-seller pour tous ceux qu’interrogent l’état de crise, la tentation du désordre et du chaos comme celle de l’ordre maintenu par une autorité forte. En effet il s’inscrit dans les problématiques sociétales et personnelles d’un aujourd’hui brûlant teinté de l’encore tout proche et tout aussi brûlant 20ème siècle. De ces questions Sophie de Mijolla traitera en psychanalyste et en philosophe « allant de l’anthropologie à la psychanalyse, de l’Histoire aux histoires, celles que racontent les patients en analyse » (p. 9).
A travers diverses prises de vue est mise en lumière la dynamique qui lie crise, confusion, chaos, recours à l’autorité, ordre… mais quel ordre ? Les éclairages sont à la fois ceux de la philosophie (qu’il s’agisse de Platon, Foucault, Spinoza, Hegel, Mendel ou Nietzsche) et ceux de la psychanalyse (Freud, largement cité). On retrouve en même temps l’approfondissement ou plutôt la suite d’un même labour, celui que révélaient déjà des livres antérieurs, notamment Le besoin de croire ou Le choix de la sublimation.
Impossible de rendre compte de tous les aspects de cette étude. Au-delà de ce que je viens d’évoquer, je retiendrai seulement trois thématiques : en premier lieu, les figures d’ordre et d’adhésion totale à l’ordre, celle qui plonge ses racines dans les profondeurs de l’archaïque. Le groupe se fond dans l’adhésion au leader, au führer. Celui-ci n’est pas un père. Il est celui qui crée, porte et garantit l’émotion partagée, soutenue à la fois par un mythe et un rituel. Aucune place pour la critique ni pour la réflexion personnelle : « l’élément unique qui fabrique le groupe est la libido de chacun, son destin (refoulé ou non) et sa capacité de rencontrer d’autres libido » (p. 96, ch. 4). Et encore ceci : « la force du groupe c’est le triomphe maniaque de l’unisson fondée sur l’identification de chacun à chacun, où tous ont enfin rejoint leur idéal du moi projeté sur le groupe et personnifié par l’ordre qui l’organise et par le leader qui l’inspire » (p. 97). On est en plein fusionnel. Il faut souligner la pertinence d’un questionnement et de la réponse de l’auteur : S. de Mijolla se demande s’il faut parler de servitude volontaire dans ces cas de soumission apparente. Pas du tout ! Car « l’engagement dans le groupe se fait sur l’inverse d’un désir de servitude. Il s’agit au contraire de récupérer par le biais du chef une puissance magique à laquelle le sujet avait dû péniblement renoncer mais dont il conservait la nostalgie. »
Une autre proposition originale de ce livre, que je tiens à souligner, se trouve dans les derniers chapitres (ch. 8). C’est celle de « l’ordre mobile ». Celui-ci repose pour S. de Mijolla sur « le paradoxe de l’investissement de l’incertitude qui ne craint pas le chaos mais s’élance dans le devenir » (p. 176). Elle cite l’exemple de de Gaulle qui, comme Jeanne d’Arc, est « inspiré par une idée de la France – et c’est ce qui explique sa puissance de persuasion […] la force qui émane de son discours n’est pas la sienne mais celle qui le traverse malgré lui et, en un sens, sans lui. C’est ce que l’on peut appeler une relation sublimée à une idée ». Grâce à ce travail de relation sublimée à une idée l’ordre qui n’est plus lié à un pouvoir devient mobile, ouvert à l’avenir. Et S. de Mijolla d’établir le parallèle avec ce qui se passe dans la relation analytique où le cadre du rituel assume l’ordre cependant que l’analysant est renvoyé au désordre de son inconscient. Et c’est « de son désarroi qu’il est attendu quelque chose de neuf ». Il découvrira alors « du sens dans le non-sens qui est le bouleversement le plus radical de l’ordre que l’on peut imaginer et, en même temps, un plaisir de voir s’ouvrir le champ des possibles » (p. 180).
Pour les sociétés écrit encore S. de Mijolla « le passage de l’écrit au discours puis aux actes implique une série de processus de transformation » (p. 199) (ordre mobile), implique une véritable responsabilité de celui qui produit de la pensée en raison de ce que celle-ci peut engendrer.
J’ai gardé comme troisième point ce qui concerne le refus de l’ordre et de l’autorité, car j’y vois une réflexion s’inscrivant à l’évidence dans le thème de ce numéro « Dire non ». Je n’en retiendrai que quelques lignes de force développées aux chapitres 5 et 6. Après les études que j’ai citées plus haut, S. de Mijolla aborde la désobéissance : « la désobéissance pressent une action qui commence par désavouer l’ordre existant et se met hors la loi pour ce faire ». Et elle s’attache à analyser l’image mythique de la désobéissance initiale, celle d’Adam et Êve. « Quelles sont donc les conditions nécessaires pour être séduit par la révolte et que veulent connaître Adam et Êve qui n’ont apparemment rien à désirer ? » La réponse est immédiate : « c’est l’interdit lui-même qui fascine » (pp. 116-117), Dieu demandant à l’Homme : « Seulement de rester un enfant ». Mais comme l’a montré ailleurs S. de Mijolla, l’enfant un jour entre dans la désidéalisation des parents. Le temps était venu pour Adam et Êve « de s’émanciper de leur condition d’innocence. […] la capacité d’être libre implique d’avoir renoncé aux avantages de l’innocence en se désillusionnant quant à la transcendance de l’autorité protectrice » (pp. 118-119).
S. de Mijolla analyse ensuite les diverses formes que peut revêtir « la désobéissance civile » : objection de conscience, désobéissance publique, complot politique : « dans tous les cas le but poursuivi est altruiste » (p. 121). Cette désobéissance qui semble transgression n’a d’autre but que de rétablir « un ordre bafoué par l’autorité qui devait le soutenir ». En somme, un « dire non » pour retrouver un ordre juste auquel on pourrait dire oui (sont cités Antigone, Jeanne d’Arc, de Gaulle, …). Une autre démarche de la désobéissance est celle de la « désaliénation », choix qui permet au sujet de ne plus se penser comme esclave, mais comme participant au pouvoir de l’oppresseur, en laissant celui-ci décider et penser à sa place ».
Le nihilisme, fondamentalement destructeur de l’ordre, est une forme extrême du « dire non ». Lié à la perte du sens, à l’effondrement des idéaux, il « cultive un vide qui ne devient criminel que pour sortir de l’auto-destruction » (p. 132).
Vient alors l’analyse de la contestation, qui ne dit pas non, puisqu’il s’agit essentiellement ici d’adopter une position critique (cf. Freud) et l’indignation (cf. S. Hessel) qui font lien à un « dire non ». Ici, il ne s’agit pas de faire la révolution (ce qui serait un « non » mis en acte) mais d’obtenir des gouvernements (donc de l’ordre en place) qu’ils respectent des valeurs qu’ils bafouent. L’indignation est une protestation. « Eternel adolescent, l’indigné conserve vivante en lui la colère, souvent justifiée, vis-à-vis de l’égoïsme adulte » (p. 141). S’il en demeure là, son indignation devient champ de stérilité. C’est à peine un non. Pour en sortir, l’indigné doit agir le « non ». Il devient alors partisan et il a le choix entre s’engager dans « l’insurrection qui cherche à provoquer un changement », donc à instaurer un nouvel ordre et le terrorisme qui vise à instaurer la terreur » (pp. 144-145) avec l’unique but de déstabiliser l’ordre.
Pour conclure, je reprendrai un terme qui semble résoudre les tensions mises en évidence au long du livre – ce livre qui m’apparaît comme un beau plaidoyer pour le devenir : plus fort que l’ordre figé, plus constructif que le renversement de l’ordre, il est possible de risquer l’ordre s’il s’inscrit dans un devenir.
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