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Autour de l'oeuvre de Sophie de Mijolla-Mellor

Aujourd'hui, la psychanalyse connaît le contre-coup des attaques lancées au nom d'un regain du positivisme, en France et ailleurs. Mais la période qui précède a été foisonnante et pleine d'espoirs. Issu de réflexions où les auteurs confrontent leur pensée à la lecture des textes de Sophie de Mijolla-Mellor, ce livre retrace de thème en thème, à travers ses écrits, le parcours d'une philosophe devenue psychanalyste entre 1980 et 2020.

SOPHIE DE MIJOLLA-MELLOR, Les arrogants, Paris, Dunod, 2017

Il en est ainsi, sans doute, de très nombreuses choses. Tout le monde prétend savoir, et pense savoir, de quoi il s'agit, mais personne ne parvient à la définir. Il en irait ainsi du temps, selon Saint Augustin. Mais également sans doute de postures identifiées ou prêtées que l'on peut reconnaître, mais non définir, à savoir circonscrire dans des contours notionnels. Il me paraît qu'il en va singulièrement ainsi de l'arrogance. Si répandue et si variée dans ses manifestations, et pourtant tellement identique au fond, cachant un vide derrière une superbe trop fragile pour être vraie. Avec brio et de nombreux exemples à l'appui, Sophie de Mijolla-Mellor, que j'ai eu le plaisir d'accueillir dans le cadre du Cercle Ernest Renan pour une conférence fort appréciée, nous propose une approche progressive et subtile, petite touche par petite touche, exemple après exemple, de cette attitude si humaine. L'investigation psychanalytique ne néglige pas la dimension sociale du phénomène. Une telle conduite, en effet, n'est pas seulement de l'ordre de l'intime, et de l'individuel mais du groupal et du social. L'arrogance présente toujours en soi quelque chose d'artificiel, sinon de dérisoire, voire de ridicule. En même temps, elle traduit une violence, sans doute compensatoire, probablement pour faire face à une faille intime dans l'image de soi. 

 

J'avoue avoir tout particulièrement apprécié que SMM nous présente l'arrogance comme une posture, et non d'abord ou seulement comme un symptôme (approche trop clinique) ou un trait de caractère, comme le serait l'émotivité ou la secondarité selon les vieux critères du cher René Le Senne. La posture est un processus actif et non une simple position. Pour ma part, je parlerai aussi de stratégie, à savoir d'une construction protectrice du sujet, qui d'ailleurs renvoie souvent à la préhistoire infantile. En profondeur, SMM établit de façon convaincante qu'il s'agit en large part d'une "position libidinale qui aurait pu se négocier autrement" (p. 4). 

 

Assertorique et non quémandeuse, l'arrogance chercher à transformer "la différence en affirmation indubitable de supériorité"  (p. 6). Mais cette prétendue supériorité dissimule en réalité une dépendance et une insuffisance. Contrairement à l'orgueilleux, "l'arrogant, lui, a besoin d'un autre qui lui renvoie son image". Il a besoin d'un autre en raison de son vide intérieur qui le taraude et qui l'angoisse. Il existe une issue que SMM résume justement en ces termes : "la seule manière de ne pas renoncer à l'auto-investissement narcissique est de cesser d'en faire une illusion et de la transformer en réalité grâce à la dérivation sublimatoire du désir d'être à soi-même son propre idéal vers le plaisir de l'objet à construire, de la performance à réaliser, lesquels renvoient à l'auteur une image momentanée de complétude, toujours à renouveler néanmoins" (p. 8). J'ajoute qu'il est fort heureux de ne plus fustiger le narcissisme, et aussi de ne pas interpréter l'arrogance comme un excès d'estime de soi, mais plutôt comme une déficience. 

 

L'arrogant est fragile, très infantile au fond. Du reste, il se trouve dans une position instable : il "répond par la non-reconnaissance de ce qu'il doit à l'autre tout en faisant en sorte que ce dernier continue de lui apporter ce qui lui est nécessaire" (p. 12). SMM nous offre une analyse minutieuse du roman familial comme "fantasme typiquement arrogant" (pp. 19-26). Cette arrogance infantile resurgit à l'adolescence et peut conduire au fanatisme. A cet égard, je trouve très éclairante la considération de SMM sur la mort du terroriste comme une "anti-mort" (p. 36). 

 

L'arrogance se transmet et s'appuie sur des modèles héroïques comme l'a vu le psychanalyste anglais Riccardo Steiner qui nous montre justement qu'il s'agit pour le sujet de s'identifier aux héros de sa tradition culturelle, quitte peut-être à les surpasser. Ce qui est dit de Wagner me semble vraiment passionant (pp. 37-40). 

 

Entre stupidité et perversion, l'arrogance se décline de façon très variée. SMM évoque justement, à partir de la figure du roi Penthée qui pourfendait les Bacchantes,  "l'arrogance puritaine faite à la fois de mépris pour la faiblesse de l'autre et de fascination envieuse pour sa jouissance" (p. 53). L'exemple de Phaéton me semble également très bien traité, tout comme celui d'Icare ou de Niobé (pp. 53-54). L'arrogance du dandy maltraite l'autre qu'il ignore, ne s'attachant qu'à sa propre posture esthétique et ignorant superbement les valeurs de l'autre, dans une sorte d'étrange revanche de la forme sur le fond (cf. p. 59). En définitive, l'arrogant est également un illusionniste, poussant jusqu'à la monstruosité sa posture d'indifférence aux valeurs morales comme dans le célèbre film "la corde" d'Alfred Hitchcock. La critique faite du sadisme et du libertinage ouvre des horizons sur ce qui s'y trouve vraiment en jeu (pp. 75-80). Mais l'arrogance autodestructrice cette fois n'est pas moins intéressante, par exemple dans le cas de l'anorexique dont je pense en effet qu'elle souhaite être vue comme telle dans cet exploit arrogant mené contre les besoins de son propre corps. 

 

Les postures individuelles ne sauraient faire oublier les phénomènes de groupe. Les cours ne se forment-elle pas aussi ou d'abord par l'exclusion de celui qui ne saurait en faire partie, étant entendu que le respect d'une étiquette sert non seulement de marqueur mais de clôture, de sorte que ceux y excellent adoptent par le fait même une posture arrogante, mais aussi contraignante pour eux-mêmes. Du reste, cela n'est-il pas vrai du roi lui-même? L'arrogance dogmatique n'est pas davantage éludée. J'aime cette définition donnée par SMM : "le dogmatisme est arrogant en ce qu'il s'arroge la vérité sans se donner la peine de la chercher" (p. 106). Dans le cadre de notre Cercle Ernest Renan, il me plait encore de souligner en rouge les affirmations suivantes de SMM qui pointe du doigt le risque d'une véritable aliénation : "Dans l'aliénation, le processus ne se réduit pas à l'inhibition mais s'y ajoute une obligation d'orthodoxie impliquant non seulement l'empêchement de toute pensée dangereuse mais aussi un usage délicat de la logique, sorte d'athlétisme de l'esprit pour lui permettre de produire certaines propositions en faisant abstraction des arguments logiques contradictoires (...) Cette gymnastique intellectuelle vise non seulement une réduction du domaine de la pensée, matérialisée par la réduction du vocabulaire, mais une réinterprétation perpétuelle du passé en fonction du présent dans le but de contrôler le futur" (p. 108). On ne saurait mieux dire. Pour reprendre les termes célèbres de Molière : "qui se sent morveux, qu'il se mouche". L'arrogant dogmatique y trouve son compte tout en se perdant : "l'auto-aliénation, nécessaire pour que le désir de la force aliénante puisse avoir quelque efficacité, se formulerait ainsi comme l'expression la plus parfaite d'un désir de mise à mort de sa propre pensée en vue d'un pouvoir absolu sur soi-même et sur les autres" (p. 108). 

 

SMM nous offre ensuite d'excellentes pages se demandant dans quelle mesure la notion d'arrogance était ou non pertinente pour penser le racisme offrant un aperçu éclairant sur son théoricien Joseph Arthur de Gobineau (pp. 123-131). Mais les pages les plus saisissantes peut-être sont celles que SMM accorde à l'arrogance du pouvoir. Certaines disciplines, du reste, semblent en elles-mêmes déjà arrogantes à l'instar de l'économie politique comme l'a montré Olivier Favereau dans la mesure où "elle part de présupposés qui ne sont pas discutés pour ensuite confisquer le raisonnement en prétendant représenter la scientificité en la matière" (p. 136). Dans une telle optique, à la limite, lorsque les faits démentent la théorie, les faits ont tort. Sans se soucier d'un accord avec l'autre, bien des politiciens tentent de lui imposer leur loi, en définitive fondée sur la force, même s'il s'agit souvent de la force de la séduction. L'arrogance d'état est différente de l'arrogance religieuse par le mécanisme qu'elle instaure, même si dans les deux cas cela relève bel et bien de la manipulation (cf. pp. 143-146). Indéniablement, le pouvoir peut conduire à l'infatuation, sorte de folie. L'historien que j'espère être a en tout cas particulièrement apprécié les pages consacrées à Tarquin le Superbe et à Goering, modèles du genre par la clarté et l'écriture. Versailles, lieu de la grandeur arrogante du roi est aussi, et ce n'est pas un hasard, le symbole d'une humiliation vécue par le peuple allemand qui n'a pas été pour rien dans l'avènement du nazisme. De façon fort pertinente, SMM revient un peu en arrière, à la pensée de Fichte (1762-1814), à cette distinction célèbre entre la "Kultur" allemande et la "Zivilisation" latine. Curieusement, Fichte trouve arrogant ce raffinement français tandis qu'il justifie l'arrogance opposée de la force et de la cohésion germanique, en des termes au demeurant lyriques et donc quelque peu...arrogants : "l'esprit allemand sera un aigle qui arrache vers le ciel avec puissance son corps pesant et, d'une aile forte et exercée, s'élève dans les airs pour s'approcher du soleil dont la vision le captive" (cité p. 172). SMM cite encore cette citation ô combien significative : "la germanité peut nous permettre d'éviter l'effondrement de notre nation par sa fusion avec l'étranger et de reconquérir un Moi sur lui-même, reposant sur lui-même et incapable d'accepter la moindre dépendance". (cit. p. 174). Au passage, SMM est conscient de l'effet paradoxal d'une mondialisation en cours qui peut être de réactiver, en réaction, une quête identitaire qui "peut se faire meurtrière. Et les sociétés menacées à leur tour dans leur identité risquent de considérer les vieux oriflammes comme devant être à nouveau brandis" (p. 183). Avant de conclure, je recommande tout particulièrement les pages 203-204 même si le style psychanalytique du propos pourra décourager l'un ou l'autre lecteur peut-être. SMM explique magistralement "ce que représente pour la force aliénante le désir d'aliéner" (p. 203), une stratégie délégant à un autre une détresse que le sujet n'est pas prêt à revivre une deuxième fois. Avec justesse, SMM souligne encore que "l'aliénation au fondement de la relation d'arrogance repose sur une rencontre entre le désir d'auto-aliénation et le désir d'aliéner de l'autre" (p. 203). Eros et Thanatos se donne la main pour une danse mortifère.  Et sinistrement complice.

 

Au terme de ma lecture, je voulais simplement remercier à nouveau SMM pour cet ouvrage, qui, du reste, m'a donné beaucoup de plaisir à sa lecture. Avec clarté et élégance, elle fait le point de la question et démonte la fallacieuse assurance d'une posture défensive, avec aussi, hélas, des conséquences pour autrui. Je regrette la conclusion un peu rapide de deux pages et qui ne fait que reprendre de façon un peu plate ce qui est écrit ailleurs. En revanche, cet excellent livre m'a fait penser aux petits livres de la collection "initiation philosophique" que je lisais jadis étant en classe de Terminale, rédigés par d'excellents auteurs, sur une échelle chronologique de Gaston Bachelard à Michel Foucault. J'y appréciais l'extrême clarté du propos, la netteté de l'argumentation mais également le choix d'exemples toujours variés et à bon escient. Des qualités que je retrouve sous la plume de SMM. Pour ne pas finir sur un simple compliment qui n'a pourtant rien de flagorneur, j'aimerais suggérer un petit développement, plus strictement philosophique, voire métaphysique. A mon sens, l'arrogance ne tient pas seulement au vide psychologique à compenser mais traduit à sa façon, dérisoire et illusoire, la présence de ce que Ferdinand Alquié dans un ouvrage célèbre de 1943 appela jadis "le désir d'éternité". A rebours d'une métaphysique de la confiance en Dieu, posant, pour sa part, à l'issue de l'histoire une réconciliation heureuse, Alquié montre que l'homme est traversé par le désir de l'impossible, de ce qui ne peut advenir, ce qui lui donne une insatisfaction foncière, et le condamne à un certain déchirement permanent, dont témoignent d'ailleurs à leur façon des mystiques comme Saint Augustin pour qui notre coeur est sans repos tant qu'il ne repose en Dieu . J'ose avancer l'hypothèse suivante : l'arrogance n'est pas seulement une posture à déchiffrer en fonction d'une histoire psychologique ou politique d'ailleurs (ce que fait brillamment SMM) mais exprime une sorte de réaction spontanée de défense de l'homme face à sa condition métaphysique inconfortable : celle de désirer l'impossible. La sublimation opérée par les surréalistes dont on sait que Ferdinand Alquié les appréciait beaucoup constitue une échappée belle plus exaltante. Mais l'arrogant fait mine de ne pas subir l'inconfort de désirer ce qui est impossible, et qu'il ne cesse pourtant de désirer. Le vide revêt donc l'intensité d'un désir à jamais inassouvi, également moteur de la vie, et qu'il vaut mieux canaliser de façon créative, il est vrai. Mais la pression exercée par ce désir d'éternité, quelquefois tout au moins, qui condamne l'homme à l'insatisfaction, à l'intranquilité constante, sinon sous le mode de la pulsion de mort, n'est-elle pas aussi en partie conjurée par qui joue aux autres la comédie de l'arrogance, pour tenter de se distraire lui-même de l'angoisse d'un perpétuel inassouvissement? 

 

Dominique VIBRAC

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