La psychanalyse en Iran

La psychanalyse en Iran

 

Barzin Nader

 

Extraits de : Barzin Nader, « La psychanalyse en Iran », Topique, 2010/1 n° 110, p. 157-171. DOI : 10.3917/top.110.0157

 

[…], l’histoire de la médecine moderne – et par la suite de la psychiatrie et de la psychanalyse – en Iran commence avec le règne de Reza Shah. Tout comme Atatürk dans la Turquie voisine, Reza Shah, lui aussi militaire de carrière fut conscient des faiblesses militaires du pays face à l’Occident en raison des avancements technologiques de ce dernier. Dans le diagnostic des deux leaders, l’islam était identifié comme le facteur empêchant le développement de leurs pays. Tout comme pour la psychanalyse naissante de l’époque, la vision « scientifique » et laïque l’emportait pour ces leaders sur la vision religieuse. Le remède des deux hommes d’État pour la modernisation de leurs nations, tous les deux des vestiges d’empires importants, fut la sécularisation, et l’occidentalisation. Dès 1935, même la dénomination de « Perse » fut officiellement abandonnée par Reza Shah en faveur de l’« Iran ». Durant la même année il interdit le port du voile pour les femmes et obligea les hommes à s’habiller « à l’occidentale ». La police fut chargée de veiller, ciseaux à la main, à ce que la longueur des jupes des femmes ne dépasse pas le genou, et que leurs visages ne soient pas couverts. Reza Shah avait d’abord envisagé de faire de l’Iran une république sur le modèle d’Atatürk, mais y renonça face à l’opposition du clergé. Les plans de Reza Shah pour moderniser l’Iran furent ambitieux : […] Pour mener à bien ces projets ambitieux, il fallait que les futurs leaders, administrateurs et techniciens du pays soient éduqués en Occident, en Europe, et principalement en France étant donné la place proéminente qu’elle occupait à l’époque dans le monde. C’est ainsi que dans un royaume issu d’un des plus grands empires de l’histoire – et non pas une nation qui aurait connu la colonisation – une influence culturelle occidentale s’instaure, avec des mouvements de rejet un demi-siècle plus tard ; la devise de la révolution de 1979 fut na sharghi, na gharbi, jomhourié eslȃmi (ni oriental, ni occidental, une République islamique). Le phénomène identitaire pour lequel Al-e Ahmad invente le néologisme ghrabzadegui, « occidentalité » ou « ouestoxification » (1962) deviendra un facteur principal des luttes politiques futures. La complexité réelle de la situation contient bien d’autres éléments que cet aspect identitaire. Se limiter à ce seul aspect, c’est s’exposer aux mêmes critiques que celles apportées à la notion de « complexe de dépendance » de Mannoni (Bloch, 1997). Les réalités géopolitiques et économiques, et l’influence de la structure de savoir (Strange, 1988) – des universités, des médias, de la propagande – font que la réalité et les évolutions des peuples sont bien plus complexes, et l’analyse de ces situations nécessite d’autres outils intellectuels, même si Freud lui-même prône une certaine analogie entre psychologie individuelle et psychologie de masses (1921).

PRISE EN CHARGE TRADITIONNELLE DU MALAISE PSYCHIQUE

La maladie mentale a été traditionnellement bien acceptée dans la société iranienne. La plupart des malades restaient intégrés au sein de leurs familles et insérés dans la société. Seuls les cas graves finissaient dans des structures traditionnelles pour malades mentaux, les Dȃr al-mȃjanin (foyer au fou). Les Zoroastriens faisaient référence à trois types de médecins : les thérapeutes aux herbes, les chirurgiens et les « thérapeutes divins » – équivalents de nos psychothérapeutes. La contribution des médecins perses à la psychiatrie est bien documentée. Ali Ibn Tarabi un médecin musulman d’origine juive (800-860) avait consacré un des sept volumes de son abrégé aux maladies mentales et aux questions de la pensée, la psyché, les sens, les cycles du sommeil, les émotions, la maladie de Parkinson, l’épilepsie, entre autres. Rȃzi, (865-925), mis à part ses contributions importantes à la médecine, fut l’auteur d’un des tout premiers traités de psychologie et de psychiatrie. L’hôpital qu’il dirigea à Bagdad fut le premier à posséder un service pour les malades mentaux. Avicenne ou Abu Ali Sinȃ (980-1037) qui s’attacha à la description des symptômes, décrivit toutes les maladies répertoriées à l’époque, y compris celles relevant de la psychiatrie et suggéra des traitements. Il pratiqua aussi la technique de l’association des mots. Rȃzi et Abu Ali Sinȃ écrivirent sur la mélancolie, la manie, le délire et l’effet des émotions sur le système cardiovasculaire, et prescrivirent de la psychothérapie pour leurs patients. Esmail Jorjȃni (1042-1137) fournit une description détaillée des nerfs crâniens et décrivit le délire (Vahm). Dans son Zakhireh Kȃrazmshahï il avait décrit plusieurs cas de délires, d’empoisonnements, de grandeurs, de persécutions et bien d’autres. Il avait aussi fourni des thérapies de type comportemental, cognitif et psychodynamique pour ces délires. Traditionnellement, il exista dans chaque village, un Sangheh Sabour (lit. pierre patiente, un confident) que les membres du village pouvaient consulter pour lui dire tout ce qu’ils voulaient, sans qu’il y ait un retour, un jugement, ou des conseils de sa part. Les approches traditionnelles, qu’elles soient individuelles et de groupe, perdurent à ce jour, mais seule une petite minorité de la population fait appel à ces approches – et uniquement en province – et la grande majorité de la population iranienne préfère consulter un « psy ».

LES FONDATIONS DE LA PSYCHANALYSE EN IRAN

La psychanalyse fut introduite en Iran – comme dans bien d’autres pays en voie de développement – par des psychiatres formés à l’étranger. La modernisation du système de santé fut un des éléments du plan de Reza Shah. Dès 1929, et à peine quatre ans après son arrivée au pouvoir, il envoya quatre-vingt-dix-huit étudiants boursiers d’État poursuivre leurs études supérieures à l’étranger. La plupart des étudiants en médecine choisirent la France. Hossein Rezȃi, Abdolhossein Mirsepȃssi, et Ebrahim Chehrȃzi, trois futures personnalités de la psychiatrie en Iran figurèrent parmi ces boursiers. Les deux premiers enseigneront la psychopathologie et le dernier la neurologie et les pathologies du système nerveux central (Davidian, 2008). La formation des futurs médecins « modernes » de l’Iran sera donc assurée à l’étranger, jusqu’en 1934 quand le Reza Shah Pahlavi fonda l’université de Téhéran. C’est aussi durant cette année que le premier article faisant référence à Freud en Iran fut publié. À l’époque, il existait déjà une traduction persane (Enȃyat, 1921) d’un livre faisant référence aux travaux de Freud, et une traduction d’une œuvre de Freud, Ravankȃvi (Psychanalyse), par Hȃshem Rȃzï (1924). Un an plus tard, en 1935, le laboratoire de psychologie fut inauguré. La faculté de médecine de l’université de Téhéran sera créée en 1937 et, ainsi, l’enseignement de la psychiatrie y débutera avant 1940. À cette époque les « pathologies névroses » n’étaient abordées qu’en cinquième année de médecine et à raison d’une heure par semaine, par le Dr. Ghȃsem Ghȃnï et Dr. Ebrahim Chehrȃzï. En 1943 l’Institut de Psychologie fut créé sous la direction de Mahmoud Sanȃï. En 1939, à peine deux ans après la création de la faculté de médecine de l’Université de Téhéran, le gouvernement iranien demanda aux autorités françaises d’envoyer un expert médical éminent pour réorganiser cette faculté. C’est Charles Oberling qui sera nommé. Donc le premier doyen de la faculté de médecine de l’université de Téhéran fut un Français. Oberling introduisit un curriculum moderne basé sur les programmes européens, et réorganisa les hôpitaux de Téhéran à des fins de formation. Les Drs. Ghanȃï et Chehrȃzï, deux anciens boursiers du gouvernement ayant fait leurs études en France, seront nommés à la direction de la section de psychiatrie. Pour donner une idée de l’envergure de l’université de Téhéran, notons qu’en 1942, il n’y avait que 80 élèves admis à la faculté de médecine – choisis sur 130 candidats. L’arrivée d’Oberling à Téhéran en tant que doyen de la faculté de médecine correspondait à l’avènement de la Seconde Guerre mondiale qui aura des conséquences importantes pour l’Iran et l’enseignement des disciplines traitant de la psyché. Reza Shah avait donné une préférence à l’Allemagne et à la France pour ses projets de développement. Il avait aussi proclamé l’Iran comme « neutre » dans le conflit mondial. Le Royaume-Uni, à travers la possession de l’Anglo-Iranian Oil Company, contrôlait les ressources pétrolières de l’Iran. En 1941 les Britanniques envahirent l’Iran conjointement avec l’URSS afin d’assurer le ravitaillement via le « corridor Perse » et d’empêcher un basculement pro-allemand du pays. Reza Shah fut obligé de partir en exil, laissant le pouvoir à son fils Mohammad Reza Pahlavi. Durant le règne de ce dernier, le pays se rapprocha des États-Unis et l’influence du modèle français sur les institutions et l’enseignement supérieur en Iran disparut à la faveur du modèle américain. Alors que l’ancienne élite de formation européenne d’avant la Deuxième Guerre avait apporté les idées marxiste de l’Europe, la nouvelle élite du pays sera largement de formation américaine et libérale (Zonis, 1971) et c’est par le biais de ces derniers que la psychanalyse sera introduite en Iran. Les traductions d’ouvrages de Freud en persan – comme dans d’autres langues par des non-spécialistes – existaient déjà. À titre d’exemple, la traduction de Totem et tabou par Iraj Pour-Bȃgher en 1936, une traduction par Enȃyat en 1939 d’un texte attribué à Freud, intitulé Ravanshenȃsi (Psychologie), avec une nouvelle traduction en 1947 par Medhi Afshȃr, Cherȃ Jangue ? (Pourquoi la guerre ?) traduit par Khosrow Nȃghed en 1950. En 1951, Amirhossein Aryanpour, un sociologue marxiste à l’université de Téhéran, publia Freudianism, un premier ouvrage critique sur les idées de Freud. Cela sera suivi d’un article en 1954 « Nazariȃt Freud va enteghȃdȃti ke az ȃnhȃ shodeh » (les théories de Freud et les critiques qui leur ont été faites) de Mehdi Jallȃli dans la Revue de la faculté des lettres de Téhéran. Avec le retour des étudiants ayant terminé leurs études en Occident, à la fin des années 1950, l’enseignement des différentes branches de la psychologie prolifère sans qu’il y ait un enseignement de la psychanalyse ou des approches psychanalytiques : psychologie de l’enfant, psychologie sociale, psychologie clinique, criminologie, etc. Pourtant le directeur du département de psychologie était Mahmoud Sanaie un – le premier – psychanalyste de formation britannique, qui fera des contributions importantes à la compréhension de la culture iranienne avec une analyse des figures mythologiques dans le Shâh Nâmeh de Ferdowsî. Parmi les enseignants on peut citer Mostapha Najȃhi, Mohamad Khonssȃri, Alimohamad Kȃrdȃn, Mahmoud Mansour, Hossein Aryȃnpour, Iraj Imȃn, et une femme, Mehranguise Rȃssekh. L’enseignement de la psychiatrie suivait aussi son cours à l’université de Téhéran, où même une unité des maladies mentales sera mise en place. Les ouvrages autochtones se multiplient, comme le manuel de psychiatrie de 600 pages en deux volumes d’Abdolhossein Mirsepȃssi, publié en 1953. Avec la création de l’hôpital Rouzbeh en 1946, le premier hôpital et centre de formation psychiatrique moderne, la psychiatrie reçut un nouvel élan (Javanbakht et Sanati, 2006). Pendant plus de vingt ans cet hôpital demeura le seul centre d’études psychopathologiques. Quelques années plus tard l’hôpital Rȃzi, le plus grand hôpital psychiatrique en Iran, sera fondé avec l’appui d’Ahmad Nezȃm. Ainsi le lieu d’accueil des malades mentaux évolua des Dȃr al-mȃjanin (foyer au fou) traditionnels du XIXe siècle où les malades étaient simplement internés, à l’hôpital psychiatrique, où la visée de leur séjour sera thérapeutique. À partir des années 1960, le système universitaire et hospitalier iranien sera de plus en plus influencé par les approches américaines. L’évolution de la psychanalyse aux États-Unis ainsi que le développement des démarches adaptatives est bien documenté par ailleurs et il suffit pour nous, simplement de prendre note de l’impact que cela aura sur la diversité des pratiques en Iran. Cette influence perdure à ce jour et l’examen de certification nationale des psychiatres, à titre d’exemple, n’est basé que sur les ouvrages américains et anglais. Les classifications du DSM-IV-TR sont utilisées dans la quasi totalité des hôpitaux qui forment des internes. Durant les années 1960 et 1970, un groupe de psychiatres de nouvelle génération (formés aux États-Unis) commencèrent leurs travaux à l’Institut Psychiatrique de Téhéran. Le centre fut fondé par Iraj Siȃssi qui forma les internes avec une orientation analytique (Ibid., p. 407). Ceci marqua le début de l’introduction de la psychanalyse dans la formation psychiatrique en Iran. D’autres praticiens de formation américaine prennent la responsabilité des unités psychiatriques des hôpitaux de province. C’est par exemple le cas du Dr. Gharagouzlou à Chiraz qui était psychanalyste et défenseur des approches psychodynamiques qui introduisit la psychanalyse dans ses enseignements. L’Association Psychiatrique Iranienne fut fondée en 1966 et devint membre du World Psychiatric Association. Cette association a plus de 500 membres aujourd’hui. Il existe actuellement aussi un grand nombre d’autres associations et ONG dans le domaine de la santé mentale. La plupart des références scientifiques en psychiatrie demeurent toujours américaines, malgré la distance qui s’est créée entre l’Iran et les États-Unis suite à la révolution de 1979.

LA PSYCHANALYSE EN IRAN POSTRÉVOLUTIONNAIRE

Au début de la révolution de 1979, la psychanalyse, Freud, et l’enseignement de la psychologie, considérés comme faisant partie d’une idéologie occidentale, furent marginalisés. Mais cette tendance sera vite renversée et au contraire depuis la fin de la guerre Iran-Irak (1980-88) – connue en Iran comme Jangué tahmilï (Guerre imposée) et ayant fait un million de victimes – la demande pour des suivis psychologiques, psychiatriques et psychanalytiques est en forte croissance. Si, suite à la révolution de 1979 et la guerre qui a suivi, un grand nombre de praticiens ont quitté l’Iran pour s’installer en Occident, d’autres, au contraire, sont retournés dans leur pays. C’est par exemple le cas du Dr. Sanati, psychiatre et psychanalyste de formation anglaise, coauteur du seul article existant sur le sujet de la psychanalyse en Iran (2006), qui a pu faire depuis 1982, des contributions importantes pour introduire l’approche psychanalytique en Iran – à l’hôpital Rouzbeh. En 2001, Sanati a publié un ouvrage où après une introduction théorique sur l’approche psychanalytique et ses méthodes – Freud, Lacan, Derrida, Deleuze, Foucault – il publie quatre études appliquées à la littérature persane contemporaine ainsi que plusieurs études analytiques sur des œuvres cinématographiques persanes contemporaines. Le stigma associé dans le passé à la consultation d’un « psy » s’est transformé, durant les deux dernières décennies, en demande accrue adressée à des psychiatres, psychologues et psychanalystes pour des problématiques très variées. Une étude de 1989 sur 924 patients dans les milieux urbains et ruraux montre que, seuls 14% de la population, consultent toujours des guérisseurs traditionnels (Ibid., 409). La grande majorité de la population consulterait donc assez spontanément un « psy », ce qui explique la prolifération récente des structures publiques et privées dans ce domaine et la rémunération relativement élevée des praticiens en comparaison avec leurs homologues dans les pays occidentaux. Plus récemment, et entre autres, en raison de la crise économique en Occident, les conditions favorables de pratique et la forte demande en Iran, les pressions identitaires de la globalisation, et peut être en partie aussi à cause du stigma qui s’est attaché aux sujets musulmans depuis le 11 septembre 2001 en Occident (par exemple un sondage de 2006 avait montré (Asad, 2007, p. 97) que 34% des Américains croyaient que les musulmans aux États-Unis soutenaient l’Al-Qaïda), d’autres psychanalystes, psychologues et psychiatres iraniens installés en Europe et aux États-Unis sont retournés en Iran. Le site internet de l’Organisation de psychologie et du conseil de la République islamique de l’Iran (PCOIRI, 2010) fournit les coordonnées d’un grand nombre de centres d’accompagnement psychologique privés et publics, ainsi que de psychologues cliniciens, et psychiatres en libéral. Il est difficile d’estimer le nombre de psychanalystes en Iran à l’heure actuelle, mais on peut dire avec certitude qu’il s’agit au maximum de quelques dizaines, installés quasi totalement à Téhéran et la plupart de formation de base psychiatrique. Aussi, il faut noter que les véritables cures psychanalytiques ne constituent qu’un faible pourcentage de leurs pratiques et qu’il s’agit en grande majorité de thérapies d’orientation psychanalytique. Les candidats pour une psychanalyse sont, pour la plupart, des médecins qui entreprennent une analyse dans le but de devenir analyste. Ils continuent souvent en supervision avec leur analyste une fois installés. Des organisations psychanalytiques n’existent pas en Iran. Il y a, par contre, surtout à Téhéran, des petits « séminaires » ou groupes d’études qui se tiennent au sein des cabinets des analystes. Ces psychanalystes sont nécessairement d’orientations très variées, et sans appartenance à des organisations psychanalytiques à l’étranger. Certains de ces psychanalystes plus confirmés organisent aussi des séminaires de recherche au sein de leurs cabinets. La formation des futurs psychanalystes est donc assurée plutôt par des praticiens plus expérimentés, ce qui n’est pas loin de souhait initial de Freud. Plus récemment, dans les deux dernières années, il y a eu aussi la fondation des « instituts » psychanalytiques à Téhéran, avec des activités de psychanalyse, psychothérapie analytique et de formation d’analystes. C’est notamment le cas de Teheran Psychoanalytic Institute (TPI, 2010). Tout comme aux États-Unis, la psychanalyse a pu être introduite à l’université en Iran par la voie des départements de littérature. À titre d’exemple, on peut citer Mme Shideh Ahmad-Zȃdeh, professeur de littérature anglaise à l’université de Shahid Beheshti qui travaille sur Lacan et la psychanalyse contemporaine. Au sein de la même université, il y a des présentations de « cas » à raison d’une fois par semaine par des psychanalystes confirmés, de formation française, anglaise et américaine. Il y a d’autres initiatives qui favorisent spontanément l’introduction de la psychanalyse en Iran et l’internet facilite l’accès des non-spécialistes aux théories psychanalytiques. Les pages persanophones de l’internet peuvent témoigner de la multiplicité des initiatives, y compris par exemple, l’organisation en 2009 par le « Sȃzmaneh Behzisti Ostȃn Tehrȃn » (l’organisation de santé de la région de Téhéran) d’un colloque sur la psychanalyse (SBOT, 2010), l’organisation des voyages d’études subventionnés pour praticiens iraniens installés à l’étranger afin de faciliter les rencontres avec leurs homologues en Iran, la commémoration de la vingt-troisième année du décès de Lacan, la publication d’un ouvrage en 2006 sur Lacan, Derrida et Kristeva, la publication en 2003 de Freud et vivre avec lapsus, par Zohreh Rouhi, et une multitude de blogs et sites internet autour de la psychanalyse. Par le biais de l’internet, les cours et entretiens de Lacan ainsi que certaines traductions officieuses de ses œuvres se trouvent facilement sur les sites persanophones. Une traduction d’un ouvrage de J. A. Miller sur Lacan par Movallali est publiée en persan en 2009 Chehar mafhoum assasi dar ravankavi (Quatre principes de base de la psychanalyse) et peut être téléchargée sur l’internet. Movallali qui est psychanalyste à Paris est aussi régulièrement interviewé par les radios iraniennes. Sur le site de la communauté juive de Téhéran Tehran Jewish Committee, on trouve des articles sur Anna Freud (TJC, 2010). Du côté des institutions musulmanes, l’Hozeh Elmieh Ghom (l’Institution chargée de l’éducation des Tȃleb (les chercheurs islamiques) a aussi publié quatre ouvrages sur la psychologie et la psychanalyse, où les différentes notions sont expliquées à travers les concepts islamiques ou le discours du prophète. En ce qui concerne les traductions récentes, les ouvrages d’Erich Fromm, de son ex compagne Karen Horney, et de Carl Gustav Jung, ont plus de succès que les œuvres de Freud. Mais il y a eu aussi quelques traductions récentes de Freud de meilleure qualité. La radio et la presse écrite avaient joué un rôle important pour introduire la notion d’inconscient en Iran dans les années 1960. Mahmoud Enȃyat publiait dans le mensuel Néguïne un « cas », de façon romanesque et accessible au grand public, dans chaque numéro, qui mettait en lumière l’existence et l’impact de l’inconscient. De même Nasereddïn sahebzamȃni, fut le premier à introduire la notion d’inconscient dans son émission à la radio. L’émission s’intitulait Va nemidȃnand cherȃ (et ils ignorent pourquoi) et diffusait chaque semaine le récit d’une situation particulière, le jeu compulsif à la Dostoïevski, la prostitution, la trahison … expliquant la situation par les mécanismes inconscients. Aujourd’hui, c’est l’internet qui a démultiplié la puissance des moyens de communication de masse et l’accès de la population iranienne à des notions psychanalytiques. Mais tout comme en Occident, la psychanalyse connaît une concurrence réelle des approches alternatives allant du coaching aux thérapies cognitives et comportementales, analyse transactionnelle, émissions de télévision sur les problèmes quotidiens proposant des solutions pour s’adapter… Ces praticiens alternatifs – et parfois même les psychologues – s’appellent « moshȃver » (conseiller), dont l’équivalent existe aussi aux États-Unis et dans d’autres pays anglo-saxons (counselor). Sur le plan économique, notons qu’une séance de psychanalyse à Téhéran coûte en moyenne $60 – et $30 pour une consultation psychologique dans un centre privé. Avec un pouvoir d’achat en moyenne 2.5 fois moins élevé que les Français, les Iraniens paient beaucoup plus cher leurs consultations. Ceci s’explique par la demande accrue et le nombre limité de psychanalystes et psychothérapeutes. Les élèves en psychiatrie qui doivent faire neuf mois d’unités de valeur de psychothérapie peuvent choisir entre ces différentes approches allant des techniques comportementales à la psychanalyse orthodoxe. […]

Une pétition mal venue : une Iranienne chez les psychiatres

Dr Foad SABERAN

Né à Téhéran, psychiatre à Paris

 

Au début du mois de février, Jacques-Alain Miller lançait une pétition qui prétendait « libérer » la psychiatre et psychanalyste Mitra Kadivar, laquelle avait été hospitalisée le 24 décembre 2012 à Téhéran dans le service de psychiatrie du professeur Mohammad Ghadiri. Cette pétition fut alors signée par une partie de l’élite politico-intellectuelle française qui s’est ainsi laissée berner. En effet, le texte présentait les faits de façon contestable puisque l’hospitalisation était jugée comme un abus émanant du régime iranien. Inquiétant malentendu : les psychiatres iraniens ainsi convoqués au banc de l’infamie étaient accusés de manquement à la déontologie et au protocole des soins. Or, les faits montraient au contraire que Mitra Kadivar avait été hospitalisée dans une « chambre VIP » avec téléphone et accès internet, à la suite de troubles du comportement qui inquiétaient son entourage. Etait-ce là un internement abusif ? Certainement pas. Mitra Kadivar fut soignée à l’aide de neuroleptiques à la suite d’une bouffée délirante comme elle l’aurait été dans n’importe quel hôpital psychiatrique digne de ce nom. Formée en France, Mitra Kadivar contribue à la diffusion de la pensée de Freud et Lacan en Iran. Il n’existe en Iran aucune association psychanalytique, au sens français du terme. Le régime ne le permet pas. Il n’y a que des réunions privées, selon l’habitude ancestrale qu’on a de lire, en commun, poèmes et écrits mystiques ou bien des cercles d’études à la faculté. L’enseignement de Mitra Kadivar s’est fait dans la discrétion, puisque les sciences humaines sont bannies par les théologiens obtus. L’enseignement de la psychanalyse se fait sous le couvert de la psychiatrie, c’est-à-dire de la médecine, et non de la philosophie ou d’une science sociale ou humaine. La discrétion étant gage d’une certaine tranquillité. On sait qu’en France, le fait de soigner des malades mentaux nous expose à la vindicte de ceux qui accusent les psychiatres de mal soigner leurs patients ! Imaginez ce qui se passe en Iran, pays où l’on pend par grappe toxicomanes et délirants mystiques ou politiques. En France, se prendre pour Jésus ou Napoléon, ouvre la porte des soins. En Iran, se prendre pour le prophète ou pour un Chah vous conduit à la potence, sauf si les psychiatres parviennent à soustraire le patient à la vigilance de la police chargée du contrôle des consciences. Jacques-Alain Miller et les initiateurs de cette pétition transposent en Iran les querelles des chapelles psychanalytiques, réglant ainsi leurs problèmes sur le dos de la communauté psychiatrique iranienne. Contrairement à ce qui se passe en France, mes collègues iraniens, polyglottes et ouverts sur l’extérieur, vivent dans une ambiance de relative tolérance malgré leurs formations diverses. Ils possèdent peu de moyens et subissent une censure sévère qui les empêche de parler et de publier librement. La pénurie des médicaments, due à l’embargo de l’ONU, les ramène six décennies en arrière, avant l’époque des neuroleptiques, des antidépresseurs et des tranquillisants. La médecine n’y est pas à deux vitesses, mais à trente-six. Le marché noir des médicaments y est florissant. Et dans ce contexte, il est évident que Mitra Kadivar a pu bénéficier des meilleurs soins possibles. Dans un pays où la maltraitance des femmes (cents coups de fouet pour des mèches de cheveux trop libres) et des minorités dites « mal pensantes » est un dogme d’Etat, qu’une femme ait pu être soignée et non mise en prison, malgré les troubles à l’ordre public qu’elle a causés, est certainement le fait de l’intelligence de la communauté médicale. C’est bien pourquoi, les prétendus « chevaliers libérateurs » qui brandissent leur catéchisme au risque de déclencher des incidents entre Etats devraient se rendre compte qu’ils ridiculisent la France. L’Iran est un pays meurtri. Les iraniens laïcs et lettrés ont donc besoin d’être soutenus et non condamnés d’avance. L’inconscience des initiateurs de la pétition est grande. Ils se comportent comme s’ils étaient à la Sorbonne, au pays des surréalistes et de mai 1968 et non face à un Etat qui n’a vraiment rien de démocratique. Nos censeurs accepteraient-ils que des collègues japonais, allemands ou américains interviennent de loin, avec autant de jugements péremptoires, dans une cure ou dans une hospitalisation ? Nul doute, qu’en Iran, les tenants de la théorie du complot, du choc des civilisations et de l’antisémitisme vont s’en donner à cœur joie, au détriment des espaces de liberté. Grâce, si je puis dire, à cette « pétition », une partie des lettrés, outragée dans leur patriotisme, risquent de s’engouffrer dans cette voie, après ces insultes et ce sabotage. Je suis scandalisé que le principal instigateur de cette pétition s’en prenne à l’historienne Elisabeth Roudinesco sur le site de la revue La Règle du jeu, dans un procès et des injures, alors qu’au nom de la liberté d’expression, elle a simplement émis des réserves sur cette pétition sans fondement, en publiant nos réserves puisées à bonnes sources. Qu’elle trouve ici mon soutien et mes remerciements. J’en appelle à la communauté des psychiatres français pour qu’ils apportent un soutien à leurs homologues iraniens et à tous ceux qui ne veulent pas se soumettre aux diktats d’un organisateur de pétition qui utilise la souffrance d’une patiente pour servir des intérêts obscurs.

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