Sophie de Mijolla-Mellor
Psychanalyste
Freud, dans l’article ajouté en 1928 au « Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient », notait que « l’humour ne se résigne pas, il défie, il implique non seulement le triomphe du Moi mais encore celui du principe de plaisir ».
Avec l’assassinat des auteurs de Harakiri /Charlie Hebdo, qui avaient accompagné et exprimé l’esprit de Mai 68, c’est aussi toute une génération qui prend brutalement conscience du fossé qui s’est creusé entre elle et ces jeunes qui demandent aujourd’hui à croire et non pas à contester. Les slogans du temps passé, clamés contre toute vraisemblance et contre la réalité politique elle-même, ont pourtant eu un écho sinon un impact sociétal important.
Majoritairement fondés sur le refus de la violence comme celui d’interdire, ce fut à la force du verbe et au talent dialectique quand ce n’était pas à l’humour de prendre la parole. Comment en aurait-il été autrement pour une génération qui se trouvait dans des conditions infiniment plus favorables que la précédente où la survie nationale s’était fondée à l’inverse sur la violence patriotique stigmatisée comme « terroriste », celle des résistants face à l’occupant nazi ?
« Il est interdit d’interdire… » mais, face à l’explosion de violence qui vient de couter la vie à ces personnalités hors du commun que sont les « humoristes », eux qui sont capables de condenser en un trait de plume acéré ce qu’un long discours ne ferait que délayer, la question des limites du « tout dire » se trouve à nouveau posée.
Est-il exact pour autant que la liberté d’expression soit du même coup menacée, même si ce n’est que par l’autocensure des journalistes eux-mêmes ?
Il me semble que loin d’attaquer la liberté d’expression publique, laquelle ne peut être conférée que par un Etat à ses citoyens, la possibilité que ces événements tragiques aient pu avoir lieu démontre à la fois l’existence réelle de cette liberté dans notre pays mais aussi sa portée.
Car lorsque des concitoyens, munis des mêmes droits et assujettis aux mêmes devoirs, vont s’exprimer par la haine et la kalachnikov contre ceux qui font profession de manier la plume, le talent et l’intelligence, ce n’est pas la liberté de parole mais l’autorité de l’Etat, basée sur la confiance garantissant le pacte social, qui est dramatiquement remise en cause.
En massacrant délibérément les auteurs d’un journal satirique, les assassins ont dit qu’ils ne se considéraient plus membres d’une société de droit où le désaccord doit se régler par la loi et non par la violence individuelle et qu’ils se sentaient justifiés de promouvoir l’état de guerre de tous contre tous.
Mais pourquoi s’attaquer à des « humoristes » ? Mènent-ils eux-mêmes une guerre ou ne sont-ils pas seulement des amuseurs précieux, des artistes iconoclastes à qui tout est permis au nom de l’art?
Il faut d’abord considérer qu’une distance immense sépare l’humour de l’ironie. L’humour est le résultat d’un difficile travail sur soi-même, propre à apaiser un mouvement spontané de colère et de désespérance face à une réalité défavorable. L’ironie en revanche vise quelqu’un qui ne prend aucune part au processus et, grâce au plaisir qu’elle procure à un tiers, fait passer une critique violente voire injurieuse à son endroit.
Quant à la caricature, son but est de dégrader un sujet idéalisé en ne le représentant que par un trait unique et minime de sa personne rendant ainsi risible sa grandeur. Le rire libère alors toute l’ambivalence que cachait le respect et l’on peut comprendre qu’il apparaisse insupportable ou même sacrilège à ceux qui ont besoin de cet idéal majestueux.
L’humour en revanche repose sur le sourire que l’on peut opposer à ses propres souffrances. On est consolant pour soi-même comme un adulte peut l’être vis-à-vis d’un enfant qui se plaint. L’ironie est toute autre. Face à des certitudes jugées injustifiées, l’arme du ridicule est dégainée et la raillerie se fait arrogante, supériorité amusée mais inébranlable qui n’est ouverte à aucune espèce de doute.
Au sens strict du terme, le satiriste ne pourrait être considéré comme un humoriste sauf s’il brocarde chez l’autre des attitudes, des faiblesses et même une identité qu’il se reproche d’avoir en commun avec lui.
A l’inverse, face à la conviction de ceux partent en croisade au nom de principes, religieux ou autres, détournés au profit de leur cause, le satiriste oppose son sourire sarcastique propre à dégonfler les baudruches. Il ne s’agit cependant pour lui ni d’entendre ni de débattre mais de réduire, de démasquer, de ridiculiser ce qui se donne pour haut placé voire pour intouchable.
Il y a du nihilisme dans cette démarche et l’arrogance d’une telle position plait à ceux qu’elles ne visent pas car l’auditeur s’identifie à cette position de supériorité et en jouit par procuration.
La position du satiriste est donc bien celle d’un combattant qui s’épargne la colère et la violence grâce à une opération qu’il ne doit qu’à sa capacité d’élaboration et au plaisir partagé qu’il en tire. Qu’elle puisse déclencher la haine et la violence de ceux qui en sont les destinataires et s’estiment en être les victimes est affligeant et très inquiétant mais n’a rien d’étonnant.
Le dépassement du deuil d’aujourd’hui ne pourra venir que de la capacité collective à répondre autrement que par l’ironie ou la répression aux problèmes posés par une société qui n’offre plus à une partie de ses citoyens une identité dans laquelle ils puissent se reconnaitre et qui puisse les faire rêver.
Violence or irony?
Sophie de Mijolla-Mellor
Psychoanalyst
Freud, in the section added in 1928 to the "Witz”, noted that " Humor does not resign but challenges, it involves not only the triumph of the self but also that of the pleasure principle”.
With the murder of the authors of Harakiri /Charlie Hebdo, who had accompanied and expressed the spirit of May 68, it is also a whole generation that suddenly becomes aware of the gap that widened with these young people seeking today to believe and not to discuss. Thus, the slogans of the past time, claimed against political reality itself, have had nevertheless an echo and a significant societal impact.
Mostly based on the rejection of violence as well as of repression, it was the strength of the word and the dialectic talent, if it wasn't humor, which spoke. How could it have been otherwise for a generation living in much more favorable conditions than the previous one? At that time, national survival was based instead on patriotic violence stigmatized as "terrorist violence", that of the Resistance against the Nazi occupiers.
"It is forbidden to forbid..." But, facing the explosion of violence tearing life out of these extraordinary personalities that are the "humorists", able to condense in a sharp stroke of pen what a long speech would dissolve, the question of the limits of the right to "tell all" is again asked.
Is it true that these events threaten freedom of expression even if by self-censorship of journalists themselves?
It seems to me that far from attacking freedom of public expression, which can be conferred only by a State to its citizens, the possibility that these tragic events have occurred shows the actual existence of this freedom in our country, but also its scope.
Because when the citizens possessing the same rights and subject to the same duties, express themselves through hatred and a Kalashnikov against those who profess to handle pen, talent and intelligence, it is not freedom of speech but the authority of the State, based on trust guaranteeing the social pact, which is dramatically called into question.
By deliberately massacring the authors of a satirical newspaper, the murderers have said that they no longer consider themselves as members of a society of law where disagreement has to be settled by law and not by individual violence. They obviously considered themselves justified to promote a war of all against all.
But why did they attack first "humorists"? Aren't these just precious entertainers, iconoclastic artists to which everything is permitted on behalf of art or do they conduct themselves a form of war?
One must first remember that a vast distance separates humor from irony. Humor is the result of a hard work upon oneself in order to heal and appease a spontaneous movement of anger and despair facing an adverse reality. Irony on the contrary implies an outside target which takes no part in the process. Through the pleasure he provides to a third party, the ironist can make acceptable a violent or even abusive criticism.
Regarding caricature, its purpose is to degrade an idealized subject through representing it or him only by a unique and minimalistic feature, making therefore laughable its greatness. Laughter therefore releases the ambivalence hidden behind the respect. It is understandable that such a process may appear unbearable or even sacrilege to those who are in need of such a majestic ideal.
Humor is based on the smile that an adult can oppose its own suffering as if he was dealing with a child who complains. The irony of the satirist is different. Facing opinions he considers as errors or superstitions, he draws the weapon of ridicule. His own arrogance is based upon an amused but unwavering superiority which is not opened to any kind of doubt.
In the strict sense of the term, the satirist cannot be considered as a humorist unless he criticizes attitudes, weaknesses and even an identity which he also shares.
In front of the conviction of those who go on Crusade on behalf of principles, religious or others, diverted to the benefit of their own cause, the satirist opposes his sarcastic smile to deflate illusions. But his aim is neither to hear nor to discuss but to unmask, to reduce to ridicule what the other considers as untouchable.
There is nihilism in such an approach, and the arrogance it implies seems pleasurable to the listener who enjoys by proxy this position of superiority.
The status of the satirist is therefore that of a fighter who saves his own anger and violence. The fact that it can raise hatred and violence of those who are the recipients of his irony and consider themselves as its victims is distressing and very disturbing but did nothing surprising.
Working through the mourning of today may come only from the collective ability to respond otherwise than by irony or repression to the problems posed by a society that no longer offers to part of its citizens an identity in which they will recognize themselves and which can make them dream.
Saïd Bellakhdar
Psychanalyste
Les tueries du mercredi 7 janvier 2015 contre l’équipe du journal Charlie Hebdo puis de vendredi à la Porte de Vincennes ont suscité, à juste titre, une très grande émotion dans le pays et dans le monde. Ces faits qui relèvent de la grande et de la petite histoire peuvent être analysés selon de nombreux points de vue et présentent de multiples facettes. Les médias se sont empressés de qualifier les auteurs de « terroristes islamistes » et de « Jihadistes ». Et c’est sans surprise que les personnels habituels et les spécialistes liés à ces institutions se sont succédé pour qualifier ces actes dans un discours qui relève de la doxa contemporaine. La grille de lecture le plus souvent proposée est celle de l’appartenance « à la nébuleuse Al-Qaïda » et « au jihadisme ». L’Islam explique-t-il tout, comme l’invocation du poumon dans une œuvre célèbre de Molière ?
Je me permettrai ici un point de vue « décalé ». En effet, suffit-il de proférer quelques formules évoquant l’Islam comme « Allah ou Akbar » pour imputer aux auteurs des tueries d’avoir agi en « musulmans» et d’appartenir à telle ou telle « organisation » qui « met en cause et menace les fondements de la démocratie » et de « la liberté de pensée et d’informer » ? Les caricatures et la satire relèvent-ils de l’information et du débat d’idée ?
Quant aux auteurs des tueries, s’agissait-il pour eux de « mourir pour des idées » ou « d’une folie meurtrière » ?
Des attentats, des tueries et des massacres, il y en a eu, hélas, depuis l’aube de l’humanité. Leurs auteurs ou leurs initiateurs ont utilisé pour cela toutes sortes de justifications : religions ou idéologies (nazisme, anarchisme, colonialisme, stalinisme, lutte contre le communisme, etc.). Il y en eut aussi qui ne se réclamaient nullement de tout cela en France, ailleurs et lors d’autres affaires plus récentes.
Les dernières et effroyables tueries en région parisienne me font penser, même si leurs auteurs qui parlent peu ont proféré quelques mots appartenant au lexique de l’Islam, à ces « tueurs d’Amok » ou à « chien fou qui veut mourir » que G. Devereux a évoqués dans ses travaux. Certes ces pratiques sont le fait de gens seuls, contrairement aux tueurs des jours qui viennent de s’écouler qui ont agi, quant à eux, à plusieurs et bien préparés pour commettre leurs crimes. Les ethnopsychiatres expliquent les agirs des « tueurs d’Amok » par les humiliations et des échecs divers relevant de la vie sociale qui entraînent chez leurs auteurs un impérieux désir de vengeance. Cette folie meurtrière qui se termine par le meurtre du meurtrier, revient à un « suicide par procuration » de l’auteur de la tuerie. Les biographies des tueurs fournies par la presse indiquent pour certains d’entre eux des parcours d’errance, d’abandon par leurs familles et recueils en institutions sociales.
Il y a quelques siècles, Ibn KHALDOUN notait que là où il y a la fabrication, la constitution de la figure du barbare, il y a un Empire. Il n’y a pas d’Empire qui ne construise pas la figure du Barbare. N’en sommes-nous pas là encore aujourd’hui ? N’occultons-nous pas par divers moyens que nous sommes et vivons dans une logique d’Empire ? Qu’en est-il en effet d’une démocratie qui par les moyens de son industrie médiatique fait croire à ses citoyens en l’existence d’« armes de destruction massive » en Irak afin de justifier une intervention militaire ? Et qui, faute d’armes de ce type, propose aux citoyens téléspectateurs comme but de guerre la mise en place de la démocratie ! Comment ces mêmes citoyens qui ont pourtant vécu en démocratie dont ils ont une longue expérience ont-ils pu croire qu’elle pouvait s’instituer et prendre appui sur les communautés religieuses ou des minorités diverses et non pas sur la citoyenneté ? Une telle propagande face à un tel niveau de crédulité est pour le moins confondant. Cela ne conforte-t-il pas l’idée quelquefois avancée qu’il ne serait plus nécessaire aujourd’hui, de faire usage de la coercition dans les pays démocratiques. Il suffirait d’avoir l’allégeance des médias.
La représentation des musulmans comme barbares est largement construite et diffusée par les médias qui les montrent sous l’angle de la guerre et du terrorisme tout en faisant précéder leurs propos par les précautions oratoires d’usage sur « l’Islam modéré ». Après cela, il est question de bien autre chose, et c’est le signifiant « Islam » qui reste accolé à la vision du barbare.
À cela, il convient d’ajouter l’usage d’une sorte de novlangue en direction de « l’opinion publique » afin qu’elle ne s’oppose en rien aux initiatives guerrières. Ainsi plutôt que d’utiliser les termes qui conviendraient, on emploie le terme « coalition » plutôt que mise sous tutelle des armées dirigées par l’OTAN ; pour éviter d’évoquer des bombardements, c’est l’expression « frappes chirurgicales » qui sera convoquée. Il ne sera pas fait mention de civils tués mais de « dommages collatéraux », etc. Bien sûr ce type de langage a souvent été utilisé dans d’autres moments afin d’effacer, et de nier l’humanité des victimes. Je pense, entre autres, aux camps nazis dans lesquels une telle façon de dire les choses était monnaie courante, comme par exemple de dire « opérations spéciales » plutôt que de gazage.
C’est dans cette réalité et ce contexte contemporain que l’intense émotion suscitée par les récentes tueries évoquées s’est exprimée. Mais il en est de même pour celles dont les auteurs ne se sont pas réclamés de l’Islam comme en Norvège en 2011 ou ailleurs. Il est à craindre que ces meurtres ait un effet disrupteur et contagieux en proposant un modèle de tuerie fortement médiatisé dont pourraient s’inspirer des personnes à l’esprit fragile et rigide et que la presse qualifie de « jeunes » alors même que les auteurs de ces actes sont âgés pour la plupart entre trente et quarante ans. La destructivité est à l’œuvre aussi bien au sein des groupes que des individus. Nous en avons eu ces jours-ci quelques exemples. Dans ces moments-là, Freud écrivait dans une lettre au Pasteur Pfister : « Le pire est celui qui a le dessus. »
Joëlle Bordet
Psychosociologue, membre de l'A2IP.
Encore sous le choc de ces attentats au cœur de Paris réalisés par des hommes issus de l'immigration des quartiers populaires, situations redoutées, je me propose, en tant que psychosociologue, "témoin-interprète "des jeunes de ces quartiers depuis bien des années, de vous écrire pour transformer cette douleur, cette impuissance sidérante parce que la confrontation à d'autres situations de violences m'a montré la nécessité d'élaborer pour ne pas répondre à ces situations par des actions simplificatrices, dans un affrontement duel, pour ne pas courir le risque de renforcer les dynamiques de bouc émissaire.
Ces attentats relèvent d'actes de guerre à l'autorité de l'État français et sont aujourd'hui revendiqués en tant que tels. Les cibles choisies ne sont néanmoins pas fortuites, des membres de la communauté juive et des dessinateurs et caricaturistes revendiquant et vivant la liberté de s'exprimer, maniant le trait d'humour par rapport à de nombreux thèmes dont la religion, cible de menaces depuis plusieurs années.
Face à ces actes de guerre, ces meurtres qui atteignent l'ensemble de la nation, la réaction pour faire face collectivement est celle de l'union nationale, et surtout de nombreuses manifestations spontanées de partage et d'émotions. C'est très important mais nous savons tous que demain ces événements peuvent renforcer les divisions politiques et plus profondément les fragmentations d'appartenance en notre société ; ils ne peuvent en rien être salvateurs et leurs effets vont nous demander encore plus d'efforts pour lutter contre les dynamiques de stigmatisation, de méfiance, de risque d'attribuer la responsabilité d'actes comme ceci à des boucs émissaires.
Alors je souhaite que les réflexions suivantes nous permettent de mieux encore aborder les défis qui nous attendent :
Pourquoi tenter de comprendre comment des jeunes peuvent devenir des combattants du Djihâd ? Pour toutes les personnes accueillant ces jeunes qui au quotidien vivent avec eux, c'est un profond sentiment d'échec, d'impuissance même si nous savons que nous ne sommes pas des démiurges et que nous ne pouvons pas empêcher les dynamiques mortifères de se manifester. Voir ces jeunes hommes devenus guerriers être dans les yeux de nos compatriotes des ennemis radicaux constitue une grande douleur... Alors nous ne pouvons pas renoncer à tenter de comprendre, c'est à la fois une façon de continuer à être avec eux aujourd'hui, mais aussi une façon de ne pas renoncer à humaniser ce que nous vivons. Nous ne ferons pas en quelques mots le cheminement de ces jeunes même si nous n’en avons quelques représentations car il ne peut être que singulier et ne peut pas devenir un modèle type. Il serait cependant important d'analyser ces processus, ces parcours, car c'est cette prise de risque qui peut alors réhumaniser et tenter de dépasser la logique de l'ennemi radical, au nom d'une guerre idéologique, politique, parfois de civilisation comme nous l'avons beaucoup entendu ces derniers jours dans le champ médiatique. C'est une des voies pour prévenir l'entrée dans ces dérives, cette violence, pour identifier les moments-clés et les lieux où il est nécessaire d'être là, de faire tiers et de tenter des alternatives, mais aussi d'accueillir ceux qui reviennent de ces expériences, de ces engagements d'une violence inouïe pour eux mêmes et pour les autres.
D'une posture victimaire, ces jeunes peuvent basculer dans la haine d'eux-mêmes mais aussi de leur société. Ce sont des dynamiques que nous repérons chez des individus de plus de trente ans en échec de réalisation, sans perspective d'installation, en absence de sécurité et ayant souvent été confrontés au monde de la délinquance et au système carcéral. Ils basculent dans la haine, expression d'un désespoir à un moment où les accompagnateurs de l'enfance et de l'adolescence s'éloignent... D'une extrême fragilité, homards sans carapace, ils sont alors extrêmement manipulables et deviennent des cibles de choix pour les illusions de guerre héroïques et rédemptrices. Les lieux d'incarcération sont souvent des lieux privilégiés pour cette manipulation de la haine et l'ouverture à ces illusions combattantes. Ils prennent alors ce chemin de la guerre et du combat contre la société de leur enfance et de leur adolescence.
Être là, ne pas renoncer à humaniser ces situations en évitant de s'enfermer dans une logique frontale de l'ennemi constitue un enjeu de tous les interlocuteurs de ces jeunes et de la société toute entière, c'est la crédibilité de cette posture et de notre avenir commun qui est en jeu.
On a montré aussi d'autres dynamiques, d'autres parcours où des jeunes aspirent ou deviennent des combattants du Djihâd. Ainsi celui vécu par des jeunes filles n'ayant aucun ancrage dans les dynamiques d'immigration, mais en quête d'absolu et de réparation, qui sont manipulées sur des sites internet et qui progressivement sont absorbées par cet univers en rupture avec leur vie quotidienne. C'est un autre processus dans lequel les manipulations de type sectaire sont dominantes. Les repérer, les analyser est essentiel pour être pertinent dans l'attention qu'on leur porte, et pour empêcher que les jeunes les plus fragiles soient les proies de ce projet guerrier et politique.
Pourquoi cette violence meurtrière nous concerne t-elle tous et doit-elle être l'objet d'une responsabilité et de réponses collectives ?
Aujourd'hui ces violences à grande échelle, organisées dans des rapports de pouvoir sont un phénomène politique essentiel à analyser dans sa complexité anthropologique, philosophique, politique, psychanalytique et ne peuvent pas être compris dans une exégèse religieuse en tant que telle.
Ces dynamiques de destruction en référence à cette religion monothéiste de l'Islam sont le produit d'interactions complexes qui dépassent largement le cadre de cette religion. Cette position de recherche ouverte est importante pour ne pas essentialiser et attribuer la responsabilité de ces phénomènes à celle-ci. Je pense que ces événements sont tragiques pour tous les croyants de cette religion. La notion même de "musulman" dans son usage actuel dans le discours courant est dangereux car elle amalgame dans de nombreux esprits des origines géographiques, culturelles et religieuses, là où la connaissance nous montre une grande diversité des histoires, des cheminements et des migrations. Cette figure du musulman est en cours de devenir porteuse de danger, d'ennemi potentiel à une prétendue civilisation occidentale. Ces représentations du monde vont alors nourrir des logiques de fermeture et de repli, d'hostilité dans lesquels nombre de jeunes quelle que soit leur histoire et leur lieu de vie en France peuvent "se prendre les pieds dans le tapis" car ils prennent le monde comme ils le trouvent avec ses représentations .
Ainsi le travail à mener concerne l'ensemble de la société et ne peut pas prétendre être attribué à la communauté musulmane, ou aux seuls responsables religieux. Le dialogue et l'élaboration entre les laïcs et les religieux, plus que jamais, sont importants. Lors de ces derniers jours, les prises de paroles, les échanges à ce propos ont, me semble-t-il, ouvert une voie qu'il ne faudrait pas refermer. Progressivement, nous apprenons à travailler ensemble, à créer des fils entre ces univers du politique, du religieux, du symbolique pour accueillir ces jeunes car de fait, plus encore que les générations précédentes, ces jeunes sont habités par des questions existentielles : que sont-ils pour la France, que sont-ils au monde, comment vont-ils pouvoir y vivre, y exercer du pouvoir, l'influencer, que représentent-ils ? La référence à l'Islam devient pour nombre d'entre eux un repère collectif, souvent source d'affirmations combinées à d'autres facettes de leur vie et de leurs cultures. Mais leurs connaissances religieuses sont souvent fragiles, acquises par internet, parfois en relation avec des responsables religieux et elles peuvent alimenter des dynamiques de groupe entre les jeunes eux-mêmes. Les accompagner, être là pour dialoguer avec eux, comprendre ces repères et l'usage qu'ils en font permet de dépasser l'enfermement dans les murs du quartier et d'ouvrir avec eux de nouvelles perspectives pour tous.
Ces attentats, ces violences et ces meurtres risquent de renforcer les enfermements et les assignations défensives trop souvent intériorisés par les jeunes eux-mêmes, tenir ouverts ces espaces sera encore plus difficile. Les décisions en matière de sécurité publique seront très importantes à ce propos mais aussi les discours médiatiques. En ce qui nous concerne, avec de nombreux autres interlocuteurs, nous ne renoncerons pas à dépasser les enfermements et à trouver de nouvelles voies démocratiques. Je pense que c'est la prise de risque d'expériences avec les jeunes eux-mêmes et son élaboration qui nous permettent de ne pas nous enfermer dans des replis idéologiques stériles et parfois dangereux et de revisiter des enjeux politiques et éthiques comme ceux de la laïcité et de la démocratie. Je conclurai ces quelques réflexions en disant la nécessité d'élaborer pour traverser les peurs et lutter contre les enfermements. Cela suppose de ne pas s'adresser qu'aux jeunes des quartiers populaires issus pour beaucoup d'entre eux d'immigrations africaines et de confession musulmane, au nom de de la prévention des risques. Ce serait une fois de plus assigner cette jeunesse post-coloniale et post-ouvrière à être potentiellement dangereuse pour la société. Nous proposons au contraire de nous adresser à l'ensemble de toute la société avec sa diversité d'âge et de géographie pour à la fois mener le travail de réassurance de tous et trouver avec eux des alternatives démocratiques pour assumer cette nouvelle situation entre guerre et paix.
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